Vaincue par la Brousse / Doris Lessing

Publié le par Laura Z

Vaincue par la brousse / Doris Lessing

Résumé

L’histoire commence par son dénouement : la mort de la principale protagoniste, Mary. Son corps sans vie est retrouvé un matin, sous les yeux hagards de son mari, Dick, que l’étincelle de vie semble avoir quitté lui aussi. Dès l’arrivée des voisins, le domestique noir Moïse, se dénonce et est rapidement emmené par la police. Quoi de plus simple finalement dans cette Rhodésie des années 40 ? Un domestique noir tue la maîtresse blanche, pour la dépouiller de ses bijoux. Un cas d’école semble-t-il, que personne ne viendra contester et qui ne nécessite nullement qu’on s’y attarde. Doris Lessing pourtant creuse l’histoire du personnage. De celle que l’on tient pour victime, Mary Turner, et nous aide à comprendre son parcours, sa vie, ce dénouement tragique. Dans ce roman noir, Doris Lessing fouille la nature humaine jusque dans ses aspects sociaux et psychologiques, dénonçant un système qui broie les êtres. Un roman complexe et fascinant sur fond d’Histoire, une histoire cruelle et dérangeante, celle des relations  entre blancs et noirs en Afrique dans les années quarante.

Synopsis et analyse

Elevée dans une famille pauvre par un père alcoolique et une mère courage qui tente de s’en sortir, malgré les difficultés, malgré la mort de ses deux premiers enfants, malgré la rudesse de cette vie africaine, Mary s’est affranchie de cette morne vie dès l’âge de 16 ans. Ses parents morts, elle s’installe en ville, et mène la vie d’une femme moderne, une vie de citadine. Mais les commérages vont bon train quand à trente ans, une femme entend vivre sa vie, libre et sans faire cas des coutumes. Mary cède sous leur poids et épouse le premier venu, un fermier, Dick Turner, qui s’éprend d’elle furtivement. Tous deux souhaitent se marier. C’est là leur seul point commun. Mary se retrouve embourbée dans la vie qu’elle a toujours cherché à fuir : la brousse, l’isolement, la chaleur, le poids d’un homme inapte à gérer son foyer. Elle se renferme à tel point sur elle-même que son univers se restreint à l’unique ferme -pas même le domaine- les quatre murs qui lui servent de refuge… et le domestique censé l’aider à entretenir cette maison. Mais plus que tout, Mary exècre les Noirs. Progressivement, enfermée dans la fournaise malsaine qu’est la ferme, centrée sur elle-même, obnubilée par le serviteur, elle reporte son mal être sur lui. Plusieurs finissent par partir. Jusqu’au jour où Dick désigne Moïse comme nouveau domestique. Elle devra s’accommoder de celui-là sous peine de déclencher la fureur de son mari, déjà submergé par ses nombreux problèmes (dettes, mauvaises récoltes, maladie…). Mais Mary est incapable de se contrôler, et Moïse finit par lui annoncer sa volonté de partir.  Alors Mary s’effondre. Elle se montre faible devant le domestique et tout bascule. Touché par sa détresse, il décide de rester.

 

Moïse a-t-il vu l’ascendant qu’il pourrait avoir sur Mary ? Ou bien fait –il juste preuve d’humanité ? C’est bien ce qui dérange Mary. Cet homme, qu’elle appelle « le Nègre », animal répugnant selon les clichés qu’elle a en tête et qu’on lui a inculqué depuis toute petite, fournit un travail impeccable. Il est instruit, est doté d’un physique harmonieux et fort et malgré le mépris qu’il lui inspire, il la fascine. Parce qu’il sème le trouble dans son esprit, mettant à mal les représentations qu’elle avait ? Parce que sa force virile (ce dont Dick manque) lui rappelle la figure d’un père détestable et dont elle aurait pourtant cherché l’affection ? Parce que malgré le dégoût qu’il provoque en elle, il peuple sa misérable existence ?

Sa propre culpabilité la rend folle, elle harcèle ces noirs qui l’entourent, comme si c’étaient eux les fautifs, les déteste, jusqu’à l’obsession. Jusqu’à l’incident avec Moïse où elle se montre faible et le rapport de force s’inverse. Moïse devient alors familier. Il se rapproche, s’autorise même quelques contacts physiques (poser la main sur son épaule), s’accommode de son imbuvable caractère. Contre toute attente, elle se laisse faire, par peur, parce qu’elle est sous son emprise, parce qu’elle y prend plaisir ? Et de dominante elle devient dominée. On n’en saura pas plus sur les relations qu’entretiennent Mary et Moïse, mais on peut penser qu’elles vont jusqu’à être sexuelles, ce qui dans le contexte de l’Afrique à cette époque est impensable ou en tout cas inavouable.

Au fond elle n’assume pas la domination qu’elle exerce sur les serviteurs noirs, et paradoxalement, elle ne peut l’exercer que dans la cruauté jusqu’à ce qu’elle capitule car même cette cruauté ne la libère ni de ses craintes, ni de son dégoût des hommes qu’elle est forcée de côtoyer. Elle ne lui donne pas non plus l’aplomb et la satisfaction qu’elle espérait. Et elle découvre que rien n’est conforme à l’image qu’elle avait, pas même elle-même. Elle se croyait forte, libre, indépendante. Elle est tout le contraire. Elle ne sait que faire de sa vie, de son temps, de son rôle d’épouse. Elle sombre peu à peu dans la torpeur puis l’apathie jusqu’à devenir un spectre dénué de vie, hantée par ses démons, obsédée par des idées qu’elle ne maitrise plus, fascinée par un homme qui a pris l’ascendant sur elle au mépris de toutes les conventions. Et finalement, toute sa vie, Mary aura été une femme soumise : soumise au regard des autre, soumise à leur influence. Il s’est seulement fallu de quelques remarques à son encontre pour que Mary se conforme au destin qui était écrit pour les femmes de son époque. A Dick elle se soumet encore lorsqu’il la rattrape après sa fuite. Soumise à son mari donc, même si elle s’en défend, incapable de s’imposer face à l’inconséquence de son mari et à son incompétence à faire tourner la ferme. Soumise enfin à son domestique qui a pris l’ascendant sur elle. Soumise à la faiblesse et à la vilenie de la nature humaine. Soumise au destin car elle abdique au final, en se laissant vaincre.

Toutes ses contradictions créent des déchirements intérieurs et auront raison d’elle. Et au final, la folie l’envahie entièrement. Moïse ne supporte pas qu’elle lui échappe, ne supporte pas que l’on s’immisce dans sa relation avec Mary et il entend se venger. Si Mary n’est pas à lui, elle ne sera à personne. Il souhaite peut-être mettre à mal un système ou la domination comme mode de relation ne peut fonctionner. Car la domination doit être totale, sans quoi le système vole en éclat.

 

Cette fin est tragique mais s’annonce en fait comme une délivrance ; un livre sombre, pessimiste, peu tendre avec la nature humaine et plus encore envers le système inique et inhumain que les hommes ont mis en place. Dans ce système colonisateur, tous souffrent et la nature humaine ne révèle que ce qu’elle a de plus vil. Car seule la domination fait foi. Celui qui ne veut pas être dominé doit dominer à son tour, sous peine d’être écrasé. Même les blancs qui ont pourtant soumis les noirs à leur volonté ne peuvent s’accommoder de ce mode de vie. Et finissent par capituler. Dick et Mary s’apprêtent à abandonner leur ferme, déchus. La brousse reprendra le dessus. Elle envahira leurs biens, leurs âmes et jusqu’à leur propre vie. Et la nature prend définitivement le pas sur la raison.

 

 

 

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